II - Les servantes
Deux servantes entrent en scène pour apprêter le lieu où doivent secrètement se rencontrer ; Antigone, ses deux frères Etéocle et Polynice, sa sœur Ismène et son fiancé, Hémon. Arrivée la première, Antigone surprend ses servantes en train de parler de ce qu’elle considère être des racontars malveillants. Elle le leur reproche douloureusement.
Les deux témoins se rangent de côté, dans la demi-obscurité de la place qu’ils occupent lorsqu’ils n’interviennent pas. Entrent alors, par la porte de gauche, Lémonie et Kukla avec seaux, balais et chiffons.
Lémonie : C’est ici. Allons, dépêchons ! Nous sommes en retard !
(Les deux servantes s’affairent tout en bavardant)
Kukla : Tu sais qui vient ?
Lémonie : Oui, les quatre enfants de notre vieux roi Œdipe ! Ils vont enfin se retrouver ! (joyeusement) Tous ensemble ! Comme autrefois ! Quand on était tous heureux au palais ! Mais cette réunion, c’est un secret. Faudra en parler à personne !
Kukla : Pourquoi, un secret ?
Lémonie : Parce que c’est comme ça ! C’est Antigone qui veut ça.
Kukla : D’accord ! Mais dis ! Comment elle est Antigone ? Est-ce qu’elle va me battre comme mon ancienne patronne ?
Lémonie : Te battre ? Bien sûr que non ! Elle est très gentille et tu verras, très douce. Tu l’aimeras beaucoup.
Kukla : On dit que son père Œdipe ...
Lémonie : Que sais-tu sur son père ? Qui t’en a parlé ?
Kukla : Mais, les miens ! Le soir, quand on se raconte des histoires.
Lémonie : Et qu’est-ce qu’ils disent ?
Kukla : Ils disent qu’Œdipe était un bon roi et qu’il a sauvé la ville du singe...
Lémonie : ... (riant) Nigaude ! Du Sphinx !
Kukla : Oui ! Non ! Ch’ais pas. Oui, du Sphinge. Non, de la Sphinge, c’est ça, de la Sphinge... qui tuait les gens sur la route, et qu’Œdipe a tuée, ... et aussi qu’il a tué son père... et qu’il s’est marié avec sa mère... Mais dis ! C’est vrai tout ça ?
Lémonie : Il ne savait pas que c’étaient ses parents.
Kukla : Mais alors Antigone... Jocaste, sa mère... Elle était en même temps...
(Entrée silencieuse par la porte de droite d’Antigone qui s’immobilise sur le seuil. Les servantes ne s’aperçoivent pas de sa présence)
Lémonie : ...Sa grand-mère ! Oui ! Elle était à la fois sa mère et sa grand-mère !
Kukla : C’est vraiment possible, ça ?
Lémonie : C’est ce que tout le monde raconte.
Kukla : Alors son père était en même temps… son grand-père !
Lémonie : (amusée) Mais non, bécasse. Pas son grand père !
Kukla : Quoi alors ? Lémonie : Attends ... Laisse-moi réfléchir... Son père était en même temps... son... frère... C’est ça ! Non ! Son demi-frère ! Voilà ! (sur des signes de Kukla, Lémonie se retourne et aperçoit enfin Antigone) Oooo !
Antigone : (douloureusement) Alors c’est ça que vous vous racontez derrière mon dos ? Toi ? Ma meilleure amie !
Lémonie : (sincère) Oh ! Je t’ai blessée ! Antigone ! Pardonne-moi !
Antigone : C’est pas bien de colporter ces bobards... Ces sales bobards ! Ces mensonges !
Lémonie : (mortifiée) Je sais ! Des mensonges ! Pardonne-moi ! (Lémonie s’approche d’Antigone qui se laisse embrasser par elle) Et le pire c’est que tout le monde y croit !
Antigone : (fermement) Eh bien tout le monde a tort ! Je le sais, moi, parce que mon père, un jour, il m’a tout raconté ! Il m’a dit qu’il était bien le fils de Laïos, mais avec une autre femme, pas avec Jocaste, et que c’était parce que Jocaste voulait que sa naissance reste un secret qu’on l’avait envoyé tout bébé chez le roi et la reine de Corinthe qui avaient pas d’enfant ! Et puis il m’a dit que, dans sa jeunesse, il avait bien tué un homme. Mais c’était pas Laïos. C’était quelqu’un d’autre, un inconnu. Tu comprends ! Je sais tout, moi. Et il m’a dit aussi que c’est Créon qui a fait courir tous ces bruits.
Lémonie : Créon ! Mais c’est pas possible, il est si gentil : Avec nous en tout cas !
Antigone : Moi aussi, j’ai cru pendant longtemps que l’oncle Créon était gentil.
En fait, il cachait bien son jeu. C’est pour se débarrasser d’Œdipe qu’il a raconté toutes ces histoires !
Pour s’en débarrasser !
Toutes ces histoires,
Oui, s’en débarrasser !
Lémonie : Tu es vraiment sûre que c’est lui qui les a inventées ?
Antigone : Tu penses bien qu’il m’a jamais dit en face : « Antigone ! C’est moi qui ai inventé ces histoires ! »
Pourtant c’est lui !
C’est bien lui !
Oui, lui !
Et il s’est débrouillé pour que les gens y croient.
Lémonie : Mais, si Œdipe savait que c’était faux tout ça, pourquoi il s’est crevé les yeux ? Et pourquoi Jocaste s’est tuée ?
Antigone : (péremptoire) Maman ? Elle a pas supporté d’être calomniée, et papa, il s’est crevé les yeux à cause de la peste !
Lémonie : (stupéfaite) A cause de la peste !!
Antigone : (sur un ton de plus en plus ému)
Bah oui !
C’est bête, hein !
Mais mon père, il était comme ça,
Il se sentait responsable
De tout, et de tout le monde
Si un enfant se noyait dans la rivière,
Il pensait que c’était sa faute,
Qu’il aurait dû faire une loi,
Une loi ! Pour interdire aux enfants de se baigner dans la rivière.
Quand la peste et la famine sont arrivées,
Il a cru que les dieux voulaient le punir !
Lui ! Pour des crimes qu’il aurait commis, lui !
Et il a commencé à croire aux bobards.
Et à la fin, il les a toutes avalées,
Toutes les salades de Créon ! Sans exception.
Même l’histoire des pieds percés il l’a gobée,
La soi-disant preuve des preuves qui prouvait tout !
Oooooo
Pieds percés ! Pieds percés !
Je les ai vus très souvent, moi, ses pieds, à Œdipe,
Ils étaient pas percés du tout !
A peine une petite cicatrice aux chevilles
Toute petite, qui le faisait boiter... mais très peu !
Il s’est même senti responsable des morts pendant l’émeute,
Quand Créon a fait tirer sur la foule qui réclamait du pain !
Œdipe ! Qui voulait qu’on ouvre tout grand les greniers du palais !
(pause, puis presque en larmes)
Se sentir responsable de la peste !
Faut le faire !
Ooooooo !
Lémonie : (prenant Antigone dans ses bras) Chérie !
Antigone : Je peux pas entendre ça !
Et c’est ça que tout le monde croit !
Des calomnies !
Et, en plus, qui vous collent à la peau.
(pause)
Dis ? J’ai l’air dégénérée ?
J’ai l’air, moi, dégénérée ?
Non ! Ça se voit bien que non !
Que je suis pas dégénérée !
Je me tiens bien droite sur mes jambes,
J’ai pas les oreilles trop grandes.
Et pas un gros menton qui pend !
Et mes doigts de pied ?
Pas un de trop !
Pas un qui manque !
Lémonie : Mais chérie ! Tes doigts de pied ! Personne ne pense…
Antigone : Mes doigts de pied ? J’en ai dix ! D’ailleurs Hémon, l’autre jour, il les a tous…
Lemonie : (stupéfaite)… Comptés !!!
Antigone : (amusée, avec une pointe de fierté) Non ! Embrassés ! Il se serait bien vite rendu compte si… (ton enjoué, blagueur presque) Mais tiens, on va quand même les compter ! On sait jamais. Des fois qu’il m’en serait poussé un depuis, sans que je m’en aperçoive !
Lémonie : (riant) Antigone !!
Antigone : Mais oui ! Et puis tiens ! On va d’abord compter les tiens ! Bah oui, pour comparer !
Lémonie : (tendrement) Ah ! Tu ne changeras jamais !
Antigone : Allez, viens ! Mets-toi là !
(Lémonie pieds nus s’assied par terre à toucher presque les pieds nus d’Antigone également assise par terre)
Et c’est Kukla qui va les compter. Viens Kukla ! Viens ! A toi ! Compte !
Kukla : Mais… Je sais pas bien compter !
Antigone : Ça fait rien, allez, commence !
Kukla : Lesquels ?
Antigone : D’abord ceux de Lémonie et après, les miens !
Kukla : Bon ! Alors : Un…neuf …deux …six…huitre… non, souatre, euh, non troitre, euh trois… quatre ! et…onze !
Antigone : Bien ! Onze ! C’est très bien. Et maintenant, à moi ! J’en ai combien ?
Kukla : Mais je sais pas !
Antigone : (gaiement) Dix-huitre ? Ecoute chérie, demain je t’apprendrai à compter… avec des pommes. Et on en prendra moins ! (courte pause)
(à Lémonie, comme prise par une nouvelle pensée, ton presque romantique)
Mais tu sais quoi ? Y a pas que ça ! Parce que (avec une pointe de coquetterie)… parce que…enfin, … Je suis même assez jolie ! Ça, c’est Hémon qui le dit. Mais oui ! Hémon ! Il me l’a dit !
Lémonie : (tendrement) Mais tu es ravissante ! Et pas seulement pour Hémon et pour moi. Tu es, de loin, la plus jolie de toutes les filles de Thèbes, et aussi la plus aimée !
Antigone : (avec une pointe de coquetterie) Tu crois ? (regardant autour d’elle) Mais attends ! Les chaises ? Elles sont où ?
Kukla : (joyeusement) Je vais les chercher ! Combien ?
Lémonie : (à Kukla) Quatre : Une pour Antigone, une pour Ismène, une pour Etéocle, une pour Polynice.
Antigone : Mais non, cinq ! Il en faut une pour Hémon ! (montrant à Kukla ses doigts) Un, deux, trois, quatre, cinq !!!