VII - Hémon et Créon
Entrée d’Hémon. Il ne sait encore rien de ce qui s’est passé pendant la nuit. Il cherche Antigone. Mais c’est Créon qui arrive et qui le met au courant des événements. Créon ressort laissant Hémon seul et profondément choqué ; la mort de ses deux amis, ce décret inique, le cynisme de son père !
Hémon entre par la porte de gauche, inquiet, Il semble chercher quelqu’un...
Hémon : (se parlant à lui-même) Où est-elle ? (apercevant le professeur et le coryphée et les interrogeant du regard)
Le professeur : Elle a passé la nuit ici. Triste. Inquiète. Elle est partie avant l’aube, par cette porte, à peine couverte d’un châle !
Hémon : (ton tourmenté) Qu’est-elle allée faire dehors ? Oh, jamais je n’aurais dû la quitter... d’autant que mon père, hier soir, n’était pas là où il devait m’attendre. Je l’ai cherché partout. J’ai parcouru tous les couloirs du palais. Personne, nulle part, sauf, cachées dans l’angle le plus sombre d’une salle, serrées les unes contre les autres, Lémonie, Ismène et Kukla, terrifiées toutes les trois, parlant d’inconnus armés qui tenaient en main des lampes sourdes, qui s’assemblaient, se séparaient, s’agitaient, se donnaient des instructions à voix basse... et qui ont disparu aussi mystérieusement qu’ils étaient apparus. Et dehors ? Au pied des murailles ? Pareil ! Pas un bruit, pas une lueur ; et moi qui m’attendais à voir dans la nuit l’armée d’Argos avec ses feux de camp... Mais... j’entends quelqu’un venir : Antigone ?
Le coryphée : C’est ton père !
(Entre Créon, par la porte de droite, joyeusement, lourdement, bruyamment, triomphalement. Tout en parlant, il pose maladroitement sur une chaise tout un attirail ; cape, casque, épée et tout un harnachement avec des sangles de cuir qui traînent par terre)
Créon : Ah ! Te voilà mon lapin ! Quelle joie !
Hémon : (soulagé) Enfin ! Je commençais à désespérer de jamais te retrouver ! (ton d’une protestation filiale) Mais arrête avec ça, tu sais très bien que je n’aime pas que tu m’appelles « mon lapin » !
Créon : (gentiment) Tu préfères peut-être « mon bicounet » ? Allez, laisse tomber ! C’est pas grave ! (les deux hommes s’embrassent affectueusement) Mon chéri, tu as tant tardé hier soir que j’ai dû partir ! Des dispositions à prendre. Des ordres à donner à ces gâteux du Conseil des Vieillards, ces soi-disant « stratèges » qui ne comprennent jamais rien à rien ! Quelle engeance ! Et ça discute, ça discute ! Enfin, maintenant, tout est dit. L’armée d’Argos s’est retirée. La paix est assurée. La ville est libre ! Tu peux être fier de ton vieux papa.
Hémon : (joyeusement) Fier ! Je l’ai toujours été. Et ce n’est pas la première fois que grâce à ton énergie, ton expérience et ton réalisme, tu nous sauves tous ! Comme je suis heureux que tout se soit bien passé... sans guerre et dans l’entente ! Antigone ! Quel soulagement ce sera pour elle quand elle l’apprendra.
Créon : Hééé ! Mais qu’est-ce que tu me chantes-là, avec ton « Antigone », et qu’est-ce que tu veux dire : « sans guerre » ? Nous nous sommes battus ! Et bien ! Et nous avons gagné ! L’ennemi est parti la queue entre les jambes, sans demander son reste. Notre victoire est absolue, totale !
Hémon : (troublé, consterné) Mais les plénipotentiaires ? La conférence ?
Créon : Parce que tu y croyais, toi, à la conférence ? Ne fais pas l’enfant ! Dans une négociation il faut toujours céder quelque chose. Eh bien, parce que nous n’avons pas marché dans la combine, nous n’avons rien cédé. Nous avons gagné sur toute la ligne ! Thèbes maintenant, c’est LA grande puissance. (déclamant) - « Venez, vous tous ! Rois de la Grèce, (mais attention, sans armes !) au festin que Créon vous offre ! »
Et il y a mieux, fils ! Viens ! Dans mes bras mon chéri ! C’est pas donné à tout le monde d’embrasser un roi, surtout quand ce roi c’est son propre père !
Hémon : (consterné, mais se laissant embrasser) Parce que... tu es... roi ? Mais... Etéocle ? Polynice ?
Créon : (étonné) Tu n’es pas au courant ? (presque joyeusement) Ils sont morts !
Hémon : (stupéfait) Morts ?
Créon : (durement) Morts !
Hémon : (stupéfait) Tous les deux ?
Créon : Tous les deux ! Dans la confusion du combat, ils se sont rencontrés. Nez à nez. Lance en main. Ils se sont battus et transpercés l’un l’autre !
Hémon : (protestant douloureusement) Mais c’est impossible ! Ce duel ? Et une bataille ? Je n’ai rien vu ! Rien entendu !
Créon : (agacé) Ecoute ! Tu ne vas pas faire la fine bouche. Ils sont morts ! Maintenant, c’est moi le roi, et toi, mon vieux, tu es mon héritier, alors te plains pas ! Quant à Antigone, je te conseille d’y repenser à deux fois à ta relation avec elle, parce que... faut voir les choses ! On n’a plus besoin d’elle... Et puis entre nous, elle n’est même pas jolie. Des filles comme ça, ça se ramasse à la pelle. Tu trouveras bien un autre champ à labourer...
Hémon : (scandalisé) Ah ! Mais, comment... Tu oses ?! Ooooo !
Créon : C’est bon ! C’est bon ! Doux ! Doux ! Je sais. Tu l’as dans la peau... Ça te passera... Mais, rassure-toi, je ne vais pas en faire une maladie. Je suis patient. Allez ! Sans rancune. Embrasse-moi. Je te quitte. Il faut que les vieux bougres du Conseil des Vieillards enregistrent le premier décret de leur nouveau roi.
Hémon : (évitant le baiser que Créon allait lui donner, inquiet) Quel décret ?
Créon : Pas un décret. Une Loi ! Que j’ai promulguée ce matin, dans les règles et publiquement. Elle a deux volets. Le premier : Obligation est faite à la cité d’honorer Etéocle par de grandioses funérailles parce qu’il est mort en défendant sa patrie... Et le second : Interdiction à quiconque, SOUS-PEINE-DE-MORT, d’enterrer Polynice qui, lui, a trahi sa patrie !
Hémon : (consterné, criant presque) Mais...Père ! Polynice ! Ton propre neveu ! Et interdire d’enterrer un mort ! Mais c’est ...
Créon : (sévère, coupant Hémon) Il s’agit d’être clair. C’est un message de Créon aux Thébains : « Attention tout le monde ! Quand on sert sa patrie on est récompensé. Quand on la trahit, c’est la mort ». Tu comprends ? Il s’agit d’une loi dirigée contre les séditieux. N’oublie pas qu’on n’est pas encore tout à fait sorti d’une quasi-guerre civile ! C’est le salut de l’Etat qui est en cause, sa survie, tout simplement ! Mais... c’est aussi ton intérêt mon petit vieux. C’est ton trône dont il est question ! Enfin... ton futur trône !
Créon sort en coup de vent, oubliant ses affaires que, quelques secondes plus tard, il revient chercher avant de ressortir aussitôt
Hémon : (seul, mais devant les deux témoins) Mais qu’est-ce qu’il a ? Je ne le reconnais pas ! Et je n’y comprends rien ! Etéocle et Polynice ? Morts ! Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est sûrement faux tout ça. Il est peut-être devenu fou ! Et... interdire d’enterrer quelqu’un... Non… il n’a pas pu… pas lui... non… Et Antigone ? Ses frères ! Morts ! Comment va-t-elle supporter ça ? Mais où est-elle ?
*
Le coryphée : (au professeur) La déception d’un fils lorsqu’il s’agit de son père, c’est terrible !
Le professeur : Déception, oui ! Je comprends Hémon. Il faut dire que ce père là est particulièrement corsé dans le style brutal et grossier… comme on le dit de la plupart des hommes de pouvoir de ce temps !
Le coryphée : Je suis bien d’accord, mais je vous reprendrais quand même sur un point. Regardez autour de vous, lisez, informez-vous. Vous parlez de « ce temps », mais regardez le vôtre ! Vous verrez qu’un grand nombre d’hommes d’Etat de votre temps sont, hélas, beaucoup plus brutaux que Créon ! Et sûrement plus hypocrites ! Leurs méfaits, ils les font commettre par d’autres tandis qu’ils se cachent derrière de belles phrases. Créon, lui, à la simplicité de ne pas être comme ça.
Le professeur : (douloureusement) C’est vrai… C’est vrai qu’aujourd’hui…
Après le départ de son père, Hémon, soucieux, marche de long en large, indécis pensant sortir, puis rester, puis sortir ....
(reprise du thème musical)
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